Ludique
Une activité ludique est une activité qui se dépense dans le jeu.
Ludique dérive de ludus qui signifie jeu. La racine est la même que celle du verbe éluder.
Rappelons au passage qu’éluder veut dire éviter quelque chose, s’y dérober avec adresse ; mais aussi passer outre, négliger.
Le jeu étant une activité divertissante, peut-être est-il dans la nature de l’esquive d’être considérée comme un jeu. Cela reste à voir.
Etienne de La Boétie (1530-1563) a rédigé un ouvrage en 1549, Discours de la servitude volontaire, dans lequel il attribue aux Latins le terme Ludi, désignant un passe-temps. Ludi est, d’après cet auteur, une corruption de Lydi. Ou Lydie, ancien pays d’Asie mineure (dans l’actuelle Turquie).
Rapport avec le terme ludique ?
L’empire Lydien culminait avec le règne de Crésus (-561 à -547). Sa capitale était Sardes. La Lydie fut conquise par Cyrus le Grand en -546 et devint alors une annexe de l’Empire Perse.
Pour ne pas avoir à saccager la belle Sardes (la fameuse Hydé d’Homère), Cyrus fit établir des bordels, des tavernes et des jeux publics, obligeant les citoyens à s’y rendre, si bien qu’ils s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux. Cette ruse de tyrans ayant permis d’abêtir ses sujets, Cyrus n’eut plus à tirer ainsi l’épée contre les Lydiens !
Pour le reste je laisse la parole à La Boétie :
« Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces allèchements étaient ceux qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait, s’habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal que les petits enfants n’apprennent à lire avec des images brillantes.
Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens en faisant souvent festoyer les décuries [1], en gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu’à toute autre chose au plaisir de la bouche. Ainsi, le plus éveillé d’entre eux n’aurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon. Les tyrans faisaient largesse du quart de blé, du septier de vin [2], du sesterce, et c’était pitié alors d’entendre crier : « Vive le roi ! » Ces lourdeaux ne s’avisaient pas qu’ils ne faisaient que recouvrer une part de leur bien, et que cette part même qu’ils en recouvraient, le tyran n’aurait pu la leur donner si, auparavant, il ne la leur avait enlevée. »
La Boétie n’est pas le seul à penser de la sorte. Plus près de nous il y a Emmanuel Todd, politicien et historien français, qui, en comparant le système américain impérialiste à celui de Rome (Après l’empire, Gallimard, Paris, 2002), je cite :
« Rome s’étendit rapidement en Orient et se rendit maître de l’ensemble du bassin méditerranéen. Elle disposait désormais de ressources illimitées en terres, en argent, en esclaves. Elle prélevait dans l’ensemble de sa sphère des ressources monétaires et put importer en masse des produits alimentaires et manufacturés. Les paysans et artisans d’Italie perdirent leur utilité dans cette économie méditerranéenne globalisée par la domination politique de Rome. La société se polarisa en un couple opposant une plèbe économiquement inutile et une ploutocratie prédatrice. Une minorité gavée de richesses surplombait une population prolétarisée. Les classes moyennes implosèrent, processus qui entraîna la disparition de la république et l’établissement de l’empire conformément à l’analyse d’Aristote sur l’importance que présentent les catégories sociales intermédiaires pour la stabilité des systèmes politiques.
Comme on ne pouvait éliminer la plèbe, indocile mais géographiquement centrale, on finit par la nourrir et la distraire, aux frais de l’empire, avec du pain et des jeux. »
Si la mise en place de distractions est une technique de guerre … pour éviter la guerre, si elle est une technique de conquête qui passe par l’asservissement du peuple, alors peut-on mieux comprendre le sens de progrès.
Le progrès est défini ainsi dans le domaine militaire : marche en avant; avantage remporté à la guerre. Et son étymologie montre qu’il est emprunté au latin progressus «marche en avant; développement des choses; accroissement».
Ainsi la distraction par le jeu pourrait se voir comme un progrès. L’accroissement de quelques-uns se fait au dépend de la servitude de quelques autres. Mais chacun y retrouve son compte. C’est pas beau le progrès ?
A télécharger :
Discours de la servitude volontaire (pdf, 19 pages, 110 Kio) d’Étienne de La Boétie
Notes :
[1] décurie : unité minimale militaire constituée de dix hommes, sous l’armée romaine. La décurie remplace le contubernium qui est constitué d’un octet (huit) légionnaires.
[2] septier de vin : Ancienne unité de capacité qui contenait 8 pintes de 48 pouces cubes chacune, soit 7 litres 61. Le demi-setier est une ancienne mesure de capacité, soit un quart de pinte. Et le demi-setier à Paris est un quart de litre.
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intéressant,merci pour avoir répondu à ma question.
De rien. Mais il s’agit d’un point de vue parmi d’autres possibles.
en vérité,c’était votre opinion que je recherchait,mais j’ai compris que votre intéret n’est pas de vous exprimez,mais plutôt de donner de l’information.ça change des blogs qui monopolise le net.
On peut aussi réserver un sens
bien plus positif à ce mot:
c’est ce que j’ai tenté,
pour ma part…
Evidemment les mots ne peuvent pas s’enfermer dans une seule définition et n’exprimer qu’un seul sens. C’est du moins la démarche de Marc-Alain Ouaknin que celle de vouloir « éclater » le sens commun, libérer le mot, et du coup le langage et la représentation qu’on a du monde.
Merci pour le lien. Je vais m’y pencher.